La libération de Cravanche (60e anniversaire)
Jean DELVIGNE raconte
Le vieil homme à qui vous avez demandé de vous raconter ce qui s’est passé ici, il y a soixante ans, vous parlera d’abord, non de lui, bien sûr, mais de l’unité à laquelle il appartenait, les Commandos d’Afrique, et singulièrement d’une section du 2eCommando, une poignée de volontaires aguerris, encadrés par quatre sous-officiers de grande valeur, commandée par un jeune officier, en tout les vingt sept hommes qui ont libéré Cravanche à l’aube du 20 novembre 1944.
Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la Savoureuse (parfois trop), six décennies se sont écoulées et pourtant le nom de « Commandos d’Afrique » est toujours présent à CRAVANCHE qui l’a donné à sa rue principale en reconnaissance envers ceux qui avaient apporté la délivrance à ses habitants.
Mais si aucun Cravanchois ne peut ignorer ce nom lié à sa vie de tous les jours, qui sait encore ce qu’était cette unité créée au printemps 1943, quelques semaines après une autre unité d’élite, le Bataillon de Choc, et dissoute en même temps que lui au lendemain de la guerre.
Nos commandos, les premiers à porter ce nom dans l’armée française, formés sur le modèle britannique, étaient soumis à un entraînement très dur, sans pitié même, pour reprendre le mot qui fut au début la devise de l’unité. C’était le prix à payer pour la réussite des opérations à venir.
Opérations diverses qui avaient comme facteur commun d’être exécutées de nuit, à l’intérieur des lignes ennemies, avec des objectifs très ciblés. Ils étaient ainsi amenés à être souvent les premiers engagés sans esprit de compétition, ni vaine gloriole. Tout simplement, c’était leur vocation.
Quelques types d’opérations étaient leur spécialité :
– opérations de débarquement : après les îles de Pianosa et d’Elbe en Italie, ils débarquèrent les premiers en Provence dans la nuit du 14 au 15 août 1944 ;
– opérations de franchissement des fleuves : ils seront aussi les premiers de l’armée française à traverser le Rhin au barrage de KEMBS et à mettre le pied sur le sol allemand dans la nuit du 17 au 18 mars 1945 ;
– opérations d’infiltration dans le dispositif ennemi comme dans les Vosges sur les hauts de Cornimont où pendant six jours ils ont beaucoup souffert, un mois avant Belfort ;
– opérations de destruction de casemates, de prise d’assaut de fortifications, comme au Cap Nègre, à Mauvannes et au Coudon dont le fort domine Toulon. Trois opérations où s’illustrera notre grand capitaine, Paul DUCOURNAU, avant le Salbert.
Le Salbert, nous voici aux portes de Cravanche. Vous connaissez les faits : dans la nuit du 19 au 20 novembre, les Commandos franchissent sur une passerelle dérobée le canal de Montbéliard à la Haute-Saône, s’infiltrent dans le dispositif ennemi, atteignent le sommet du Salbert avant le lever du jour, donnent l’assaut au fort : il est vide.
Avec un mélange de soulagement et de frustration, il ne reste plus qu’à s’y maintenir et se reposer en attendant de nouveaux ordres.
Pourtant, on n’en restera pas là, par la faute d’un aspirant qui, à l’âge où on ne doute de rien, arrache à ses chefs l’autorisation de partir avec sa section en reconnaissance dans Belfort qui s’éveille, offerte au pied du Salbert.
A 7 heures 30, il entre dans Cravanche qu’il libère après un premier accrochage.
A 8 heures, il franchit la pancarte Belfort et effectue un long raid dans la ville. De retour à Cravanche, il retrouve son capitaine Paul METIVIER, très préoccupé. Alertés, les Allemands ont réagi. Le capitaine n’a obtenu du colonel pour tout renfort qu’une autre de ses sections, celle de l’aspirant RASCOUAILLES.
Un combat inégal s’engage de part et d’autre de la ligne de chemin de fer. Les deux sections à bout de forces étaient sur le point d’être submergées quand arrive enfin, vers 15 heures, une section du Bataillon de Choc, la section MUELLE, un autre aspirant qui a toujours tendance, comme son camarade des Commandos, à outrepasser sa mission. Il devait accompagner les premiers chars du 6e Régiment des Chasseurs d’Afrique. En fait, il les précédait d’un temps qui nous a paru bien long.
Le récit de cette journée, brièvement rappelé parce qu’il est bien connu, a posé des questions restées longtemps sans réponse.
Quittons un instant la mémoire pour l’histoire.
Que l’Etat Major allemand ait dégarni le fort du Salbert, pion essentiel à la défense de Belfort, était incompréhensible jusqu’au jour où d’autres récits, ceux de nos adversaires, nous ont apporté l’explication.
La voici : Le 1414e Bataillon de mitrailleurs, normalement prévu pour la défense du fort, a été retiré il y a trois jours de ses positions pour être engagé devant Héricourt où il a été taillé en pièces… Les ordres ne parviennent pas aux éléments chargés d’occuper le fort du Salbert (ou les ayant reçus, ils n’ont pas eu le temps de rejoindre leur poste avant l’arrivée surprise des commandos)… Aussi, la nouvelle catastrophique parvient-elle le 20 au matin au commandement allemand : « à la faveur de la nuit l’ennemi (l’ennemi, c’est nous) s’est emparé du fort du Salbert ; il n’est plus possible d’interdire aux Français l’accès de Belfort »
Autre interrogation : comment ce raid dans BELFORT, téméraire et un peu fou, je l’accorde, mais limité à l’effectif d’une section, sans appui, isolée dans la ville entièrement occupée par la Wehrmacht, a-t-il pris une telle dimension, et a-t-il failli se terminer dramatiquement ?
La première réponse est dans son aspect symbolique. Parce que c’était BELFORT, ville mythique de notre histoire militaire. Les Commandos étaient les premiers soldats français à entrer en arme dans la ville-forteresse après quatre ans d’occupation. La nouvelle a remonté la hiérarchie comme une traînée de poudre, de l’aspirant au capitaine, du capitaine au colonel, du colonel au Q-G de l’armée et de là à Paris. La photo de la pancarte de Belfort largement diffusée par le service photographique de l’armée, est encore aujourd’hui l’emblème de l’événement.
Un événement qui a failli mal tourner. La reconnaissance terminée, il n’y avait plus qu’à remonter tranquillement au Salbert, rendre compte et dormir. Enfin dormir.
Seulement voilà, à Cravanche, la joie des premières heures de la libération avait fait place à la crainte de plus en plus pressante d’un retour des Allemands exposant la population aux représailles.
Pour nous, pas question d’abandonner Cravanche après l’avoir libérée.
Le colonel BOUVET avait envisagé l’évacuation des habitants pour les mettre à l’abri dans le fort du Salbert, une idée surréaliste, vite abandonnée. En même temps, il restait sourd aux demandes de renfort de METIVIER, s’en tenant à sa mission : tenir le Fort jusqu’à l’arrivée de nos forces qui tardaient a rompre la défense adverse.
Les deux sections n’avaient d’autres choix que de former un rempart pour protéger Cravanche en affrontant sur le pont du chemin de fer, avec un armement léger, un ennemi plus nombreux, appuyé par un canon automoteur.
Elles ont tenues jusqu’à l’arrivée des chars dans l’après-midi alors que leur arrivée était prévue dans la matinée. Les blindés étaient restés bloqués à 3 kilomètres de là sans pouvoir franchir le canal de Montbéliard à la Haute-Saône doublé d’un fossé antichar très efficace.
Cravanche était définitivement libéré.
Quant à Belfort, on apprendra plus tard que les conséquences militaires de cet épisode ont largement dépassé l’action de quelques commandos. Les Allemands surpris de rencontrer des soldats français du côté de l’Alsthom et de l’usine à gaz, les ont pris pour l’avant garde des assaillants et en ont déduit que la ligne de défense du camp retranché avant cédé. Cela ressort des mêmes sources adverses déjà citées: « Après d’âpres combats de rues, Essert, Valdoie, Cravanche sont abandonnés. L’ennemi, (encore nous), pénètre dans la ville. Par bonheur…le retard imposé à l’assaillant (dû non pas aux pionniers qui n’ont pas réussi à faire sauter tous les ponts, mais à l’unité de la Wehrmacht engagée dans une contre-offensive de retardement) permet aux unités allemandes de se retirer après de violents combats de rues dans les forts de la ceinture est d’où ils continuent à dominer la ville » C’est clair.
Conclusion de cette longue journée, pleine de retournements et d’imprévus ? Bien que n’étant pas un familier de Monsieur Prud’homme, je l’emprunterai à la sagesse populaire avec deux proverbes : « petites causes, grands effets » et « tout est bien qui finit bien » en tout cas, pour Cravanche.
M’accorderez-vous encore quelques minutes pour une pensée, pieuse envers nos morts. Et pas seulement les nôtres.
Près de la moitié des Commandos d’Afrique, sur l’effectif de départ, sont tombés au combat entre l’île d’Elbe et le Danube.
Ici, à Cravanche, je ne citerai que quelques noms.
Le sergent chef BIANCARDINI, premier blessé dans votre ville, sauvé par le médecin du 2e Commando, Joseph BAILLARIN, assisté par une infirmière de Cravanche, Madame CANAL, dans les locaux de l’école transformés en poste de secours. Magnifique soldat, il gagnera ses galons de capitaine avant d’être tué en Indochine.
Le sergent MAZET, 20 ans, entre dans Belfort juste derrière son chef de section auprès duquel il sera tué le surlendemain de l’autre côté de Belfort, au Martinet.
Le caporal BOUCHAÏB et le volontaire LAHOUCINE, les deux premiers tués dans Belfort, deux Marocains de la section RASCOUAILLES, aspirant qui sera tué lui-même deux mois après, le 21 janvier 1945, dans la forêt de Nonnenbruch, devant Cernay.
Je citerai encore SPADA, tué sur les pentes du Salbert, près du village de la Forêt. Enterré d’abord à Cravanche, son corps a été ramené par sa famille à La Londe les Maures où il s’était engagé dans les Commandos après le débarquement de Provence.
Son nom est gravé sur le monument aux morts de cette cité balnéaire du Var dont un élu, Monsieur Yves BOYER, est aujourd’hui parmi nous. Ce matin, au nom du maire de La Londe, Monsieur BENEDETTO, il a déposé une gerbe à la stèle des Commandos au Martinet, sur la petite place François de LEUSSE.
Le capitaine de LEUSSE qui après la guerre sera maire de La Londe pendant un quart de siècle, commanda le 3e Commando qui brisa, le 22 novembre dans le bois d’ARSOT, la dernière attaque allemande sur Belfort.
Un combat effroyablement meurtrier. Les cadavres de nos camarades ont été relevés quelques jours après par trois jeunes filles de la Croix Rouge. Nous n’avons pas oublié leur dévouement admirable dans l’accomplissement de cette besogne macabre. L’une d’elle, Mimi RENOUX, deviendra présidente de la Croix Rouge de Belfort. Décédée l’année dernière, elle était l’épouse de Maître SCREPEL, notaire à Belfort que je cite pour ceux qui le connaissent en leur apprenant peut-être que le nouveau prix Goncourt, Laurent GAUDE, est son petit-fils.
A nos morts, j’associe tous ceux qui ont donné leur vie pour la libération de ce territoire, nos frères d’arme des autres unités de l’armée d’Afrique, les résistants fusillés dans les fossés d’un fort, les F.F.I. tués dans un maquis voisin, comme Pierre DUPONT, 19 ans, avec deux de ses camarades, près d’ici, deux mois avant la bataille de Belfort.
Je voudrais clore cette liste funèbre, avec ce jeune lieutenant allemand tombé sous nos balles à Cravanche dans les premières heures de la matinée de ce 20 novembre. Blessé à mort, il nous a demandé d’appeler un prêtre. La proximité d’une mission de Rédemptoristes a permis d’exaucer son dernier vœu avant qu’il expire dans le pré en bas de Cravanche du côté de l’actuelle mairie. II avait notre âge.
L’heure est maintenant venue pour moi de dire adieu à Cravanche en souhaitant à mes nouveaux concitoyens, avec une attention spéciale pour les jeunes, ceux qui ont l’âge que nous avions quand nous avons libéré la ville, et pour les enfants, ceux qui nous entouraient tout à l’heure devant le monument des commandos, une longue vie dans la paix et la joie.